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Avec George Orwell
 
 

«Socialiste révolutionnaire», «antifasciste libertaire», «radical réactionnaire», «anarchiste conservateur» : les étiquettes que l’on a alternativement appliquées à George Orwell prouvent que ce n’est pas un écrivain qui se laisse facilement appréhender. Né en 1903 dans les Indes britanniques d’une mère d’ascendance française et d’un père fonctionnaire dans les services de contrôles de l’opium, Eric Blair ressembla aux héros de ses romans. Il fut un homme seul dans son siècle, en rupture avec tous les conformismes et en proie à toutes les récupérations. Devenu écrivain sous le nom de George Orwell, il eut l’audace de lutter à la fois contre l’impérialisme occidental, contre le fascisme et contre le stalinisme. Les intellectuels de son temps ayant presque tous «rallié une forme ou une autre de totalitarisme» comprirent rarement cet engagement radical. Ancien élève du prestigieux collège d’Eton, entré dans la Police impériale en Birmanie à dix-huit ans, Eric Blair aurait pu demeurer toute sa vie un fonctionnaire de l’administration coloniale. Mais cet admirateur de Shakespeare, Swift, Dickens et Zola était trop réfractaire pour s’intégrer facilement à la classe moyenne britannique. «J’ai servi dans la Police des Indes durant cinq ans, expliqua-t-il plus tard, au bout desquels je haïssais l’impérialisme que je servais, avec un acharnement que je ne peux probablement pas expliquer.».

Le futur romancier abandonna l’existence paisible qui lui semblait destinée pour mener une vie de voyages, d’aventure et d’observation qui fut pour lui une durable source d’inspiration. Qu’il s’agisse du système colonial britannique, de la condition de vie des mineurs dans le nord de l’Angleterre ou de l’épuration des anarchistes du POUM par les communistes durant la guerre d’Espagne, l’homme de terrain, chez George Orwell, précéda toujours l’écrivain. Ses articles et ses œuvres documentaires (Burmese Days, 1934, The Road to Wigan Pier, 1937, Hommage to Catalonia, 1938) sont une source importante pour comprendre ses romans. Parmi ces derniers, La ferme des animaux (1945) et 1984 (1849) ont suffi pour lui assurer une place dans l’histoire littéraire et faire de lui le digne continuateur de Jonathan Swift. Dans La ferme des animaux, l’ancien combattant de la guerre d’Espagne engagé comme caporal sur le front d’Aragon, nommé lieutenant et évacué après une blessure au cou, règle ses comptes avec les communistes : la révolution des bêtes contre les hommes tourne à la tyrannie pure et simple. Dans 1984, Orwell va plus loin encore et imagine l’évolution des mondes démocratiques et totalitaires. L’univers de cette contre-utopie, qui ressemble souvent à celui de Nous autres (1924) d’Eugène Zamiatine et du Meilleur des mondes (1932) d’Adouls Huxley, est terrifiant : télécrans qui permettent à Big Brother, le «Chef suprême du parti», de surveiller les individus, «novlangue» qui rend le mensonge vraisemblable, ministère de la vérité pour traquer les «crimespensées», etc...


Les professeurs se plaisent à réduire l'œuvre d’Orwell à une critique des régimes communistes et nazi. Jamais il ne leur viendrait à l'esprit, quand ils font étudier 1984, d'envisager que c'est l'ensemble de la modernité et de ses manifestations que visait l'écrivain britannique. Car si nos démocraties libérales n'ont pas de ministères de l'Amour où l'on torture ceux qui se sont rendus coupables de crimes par la pensée, elles ont depuis longtemps numéroté et étiquetté les individus, tandis que la télévision a pris des allures de télécran totalitaire. Homme de gauche, plus proche du socialisme aristocratique de Proudhon que du communisme de Marx, Orwell avait pressenti cette évolution. Il avait été très tôt effrayé par l'extension généralisée de la sugestion. «Le totalitarisme ne se contente pas de vous interdire d’exprimer — et même de concevoir — certaines pensées : il vous dicte ce que vous devez penser, il crée l’idéologie qui sera la vôtre, il s’efforce de régenter votre vie émotionelle et d’établir pour vous un code de comportement.» Le romancier composa donc 1984, avec la certitude que la littérature était le dernier moyen de dire ce qui ne pouvait plus être dit.


Dans Les testaments trahis, Milan Kundera refuse injustement de regarder ce livre comme un roman et le tient cruellement pour «une pensée politique déguisée». C’est s’interdire d’apprécier les couleurs, les odeurs et les sentiments qui traversent 1984. Ce livre n’est pas un pamphlet mais une fiction élaborée par Orwell pour échapper à l’incommunicabilité et dessiner en artiste les contours terrifiants des sociétés en gestation. Avec 1984, George Orwell a atteint l’objectif qu’il s’était fixé : «transformer l’écriture politique en art».

 

 

 

     
 
 
   
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