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Le cerveau de Gramsci
 
 

t«Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans.» Le 4 juin 1928, lorsqu’il scella avec cette effrayante sentence le verdict qui condamnait le philosophe Antonio Gramsci à vingt années de réclusion, le procureur fasciste Michele Isgrò n’en mesurait pas la naïveté. Les idées ne font pas partie des objets personnels que l’on retire aux hommes avant de les enfermer.


Antonio Gramsci, né en Sardaigne en 1891, théoricien des conseils ouvriers, fondateur du Parti communiste italien avec Palmiro Togliatti au congrès de Libourne en 1921, secrétaire général de cette formation dès 1923, membre du comité exécutif de l’Internationale, député de Turin et président du groupe communiste à la Chambre des Députés de 1924 à 1926, mena en prison une étonnante réflexion qui laissa une empreinte mythique dans l’histoire des idées.
Son séjour à la centrale de Turi et à Formia n’eut pourtant rien de l’aimable demeure de Fabrice del Dongo dans la citadelle de Parme. Le pouvoir mussolinien ne l’avait pas inculpé de «complot contre la sécurité de l’État» pour lui permettre de faire œuvre créatrice. Mais ni la pauvreté de sa documentation, ni les conditions épouvantables de sa détention, qu’il supporta avec un courage admirable, ne l’empéchèrent de mener ses recherches théoriques. De 1929 à 1935, année à partir de laquelle ses forces commencèrent à décliner, il recueillit des centaines de considérations dans des cahiers d’écolier. Ces trente-deux fascicules, récupérés par ses proches après sa mort en avril 1937, constituent un ensemble unique où se mêlent philosophie, histoire, sociologie, littérature, économie et philologie. Lorsqu’il avait fait part à sa belle-sœur de son projet de «faire quelque chose “für ewig”» en mars 1927, Gramsci avait retenu quatre grands sujets d’étude : les intellectuels, la linguistique comparative, le théâtre de Pirandello et le goût populaire en littérature. Les contraintes de sa détention lui laissèrent seulement le temps de traiter le premier, mais il commença à rassembler quelques notices bibliographiques et quelques jugements sur le dernier.


L’originalité de Gramsci est qu’il ne croyait pas que la révolution prolétarienne se présenterait un beau jour toute prête. L’image du fruit mûr qui tombe tout seul de l’arbre lui répugnait. Il savait que les États modernes étaient assez forts pour prévenir les insurrections. Loin des mythologies staliniennes sur «la putréfaction des forces productives» et sur «l’incapacité de la bourgeoisie à être une source d’innovation», il mesurait le potentiel d’intégration culturelle du capitalisme. Aussi insistait-il sur la patiente construction de l’hégémonie, c’est-à-dire du consensus au sein de la société civile, préalable nécessaire à toute entreprise révolutionnaire. Sa démonstration s’appuyait notamment sur le mouvement de conquête intellectuelle accompli par le Tiers-État français par l’intermédiaire des jurisconsultes royaux sous la monarchie absolue, puis par la bourgeoisie grâce aux philosophes des Lumières avant la révolution de 1789. Pour Gramsci, «la philosophie de la praxis», c’est-à-dire le marxisme, allait permettre au prolétariat d’accomplir sa vocation historique en conquérant à son tour l’hégémonie sociale après avoir formé un «bloc historique» avec les paysans et les intellectuels révolutionnaires conscients de leur «fonction de classe». D’où une réflexion précise et argumentée sur la vocation subversive des intellectuels, ces «constructeurs d’idéologies pour gouverner les autres». Gramsci attendait que des «intellectuels organiques», c’est-à-dire des hommes de lettres, des philosophes, des journalistes et des artistes en contact avec «le monde de la production», deviennent des «persuadeurs permanents» et inversent méthodiquement les rapports de force culturels et idéologiques au sein de la société civile.


Au fil des quatre mille pages de réflexions personelles et de notes bibliographiques rassemblées dans ses cahiers de prison, il voulut donner une première forme à ces théories sur la fonction subversive des intellectuels. Une forme moins rigide que ne le laissait supposer la première édition des cahiers de prison publiée entre 1948 et 1951 sous la responsabilité de Palmiro Togliatti, alors secrétaire général du PCI. Cette première édition, appelée tagliata (tronquée), prétendait donner a posteriori une cohérence aux textes en les regroupant autour de grands thèmes. Derrière l’intention hagiographique, apparaissait le souci d’élaborer une doctrine et de faire oublier les divergences qui valurent à Antonio Gramsci d’être mis au ban du «collectif communiste» de la prison de Turi.
En 1975, une édition critique établie à partir des manuscrits et publiée à Turin par Einaudi fut l’occasion d’une redécouverte. Sa traduction commença en France en 1983. Elle s’achève avec la publication d’un cinquième volume constitué par les cinq premiers cahiers de prison. Le «glorieux martyr de la classe ouvrière» de l’édition Togliatti y disparaît au profit d’un penseur en perpétuelle quête que passionne aussi bien la jeune littérature française, le droit canon, la Renaissance, les folklores nationaux et la culture japonaise que la «fonction de l’Atlantique dans l’économie moderne» ou la «conception américaine de la vie». Antonio Gramsci s’y révèle un lecteur boulimique, relisant aussi bien Rabelais, Dostoïevski et Ramuz que Jerome K. Jerome, Chesterton et Eugène Sue, méditant le chant X de L’Enfer de Dante, dévorant les périodiques de toutes provenance, et en particulier la Revue des Deux Mondes qui fut souvent sa principale source d’information pour la France.


Un ensemble varié, inédit, étonnant, qui laisse loin la statue érigée après-guerre. Une somme étonnante qui rend à Gramsci sa vigueur et sa vie, rappelant qu’au delà des confrontations idéologiques, ce grand lecteur de Hegel ne cessa de témoigner pour l’esprit.

Biblio

Antonio Gramsci, Cahiers de prison I, Gallimard, 1996


 

 

 

     
 
 
   
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