Léon
Bloy, qui savait les cochons étrangers
à la violence et à la
grossièreté des hommes
qu’il traitait de porcs, regrettait
une métaphore injurieuse pour
ces animaux : «Je demande pardon
aux pauvres cochons, à ceux-là
qui marchent sur quatre pieds, qui
sont innocents, qui sont beaux, qui
sont bienfaisants, qui sont chez les
charcutiers et que déshonore
avec injustice le langage humain.»
A l’autre extrémité
du siècle, Gilles Châtelet
eut la même pensée en
commençant la rédaction
de Vivre et penser comme des porcs
: «Qu’il soit d’abord
bien entendu que je n’ai rien
contre le cochon — cette «bête
singulière» au groin
subtil, en tous cas beaucoup plus
raffiné que nous en matière
de toucher et d’odorat.»
C’est qu’aux mêmes
crimes, décuplés par
l’éclatement du corps
social et le durcissement des ego,
convenaient les mêmes images.
Refusé par un grand éditeur,
publié avec les moyens du bord
et lancé comme une grenade
dans le silence de la démocratie,
le livre de Gilles Châtelet
rencontra un écho prouvant
la nécessité de la colère
qu’il portait.
Lorsqu’il parut, les nouveaux
maîtres du monde célébraient
le trentième anniversaire de
mai 68. Persuadés d’avoir
trouvé dans le marché
auto-régulateur «l’utopie
libertaire enfin devenue bien réelle
et palpable», ils promettaient
un empire libéral de mille
ans. Tant pis pour les incrédules.
«Si vous n’êtes
pas fluides, vous deviendrez très
vite des ringards !» répétaient
les agents de la circulation économique.
Fort d’une réflexion
nourrie au carrefour des mathématiques,
de la physique, de la philosophie,
de la littérature et de l’art
de la guerre, Gilles Châtelet
savait la vanité d’une
réfutation simplement théorique
du système capitaliste. Son
génie fut d’inventer
un style, des stratagèmes allusifs,
des métaphores inédites
capables d’éclairer le
ciel plombé de la fin de l’Histoire.
Renouant avec une tradition d’analyse
et de grotesque qui remonte au Roman
de Renart, au cycle de Pantagruel
et aux comédies de Molière,
il toucha ce qu’il pointait
: le nouvel ordre festif, le «techno-populisme»,
la pulvérisation du politique,
la mutation du monde en «yaourtière
à classes moyennes»,
la dilution des grands récits
dans «la cyber-compote ludique».
Mieux encore, il montra pourquoi la
physique du chaos — «Si
un hippopotame se met à bailler
dans une rivière d’Afrique,
ça entraîne une avalanche
au Pôle nord» —
sert de fondement théologique
à un monde où l’échange
économique est devenu l’archétype
de l’anarchie ordonnée.
Cette religion du «chaos auto-organisé»
explique la déchéance
de l’humanité en «citoyens-panélistes»
dont Cyber-Gédéon et
Turbo-Bécassine, contre-héros
burlesques inventés par le
pamphlétaire, sont les tristes
prototypes. «La question devient
donc : comment battre de vitesse l’atomisation
et sa prolifération d’unités
de détresse réduites
à leurs baskets, leurs deux
kilos de cervelle et leur baladeur
? Disloquer et déprimer est
maintenant plus rapide — le
fameux «temps réel»
— que la lente maturation d’unités
de lutte, de subversion et de solidarité
capables d’embraser la multitude».
Gilles Châtelet s’est
suicidé le 11 juin 1999.
Biblio
Gilles Châtelet,
Vivre et penser comme des porcs, Exils,
1998
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