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L’encre noire de Georges Bernanos
 
 

On ne rentre pas dans l’oeuvre de Georges Bernanos comme dans un jardin à la française. Les chemins tragiques qui la parcourent ne ressemblent pas aux voies larges et spacieuses dont l’Évangile dit qu’elles perdent les hommes. Pour en atteindre le cœur, pour en éprouver l’éclat, on doit se frayer un chemin dans une forêt dense, noire et souvent effrayante.


«— Tu voulais ma paix, s’écrie le saint, viens la prendre !…»


Le cri final de Sous le Soleil de Satan est sans ambiguïté. La lecture de Bernanos est un permanent voyage au bout de la nuit, de cette nuit qui depuis Gethsémani est le lieu de l’affrontement entre l’angoisse et la foi. «Une grande nuit, hein ?» souffle le démon à l’abbé Donissan lors de leur première rencontre dans le Soleil. Dans L’Imposture, l’abbé Cénabre attend la nuit pour confesser son drame à l’humble Chevance : «J’ai perdu la foi !». Dans La Joie, la mort de Chantal de Clergerie engloutit la «joie du jour» : «Quelle nuit !… La haute cime des pins ne se distinguait plus qu’à peine de l’écran ténébreux où une seule étoile n’en finissaient pas de mourir. Tout ce qu’un soleil terrible avait pu pomper en douze heures d’une lutte implacable au flanc aride de la terre venait de monter lentement, aspiré par le crépuscule, formait à mille pieds au-dessus du sol un nuage invisible, dont le regard découvrait pourtant, à la longue, vers l’ouest, la frange encore cuivrée par le couchant.»


Un Crime est également un roman de la nuit. Dans ce «polar» que Bernanos voulait écrire à la manière de Simenon et qu’il écrivit à la manière de Bernanos — c’est le propre de l’écrivain — tout se noue dans les ténèbres. Même chose dans Un Mauvais rêve, où les personnages errent «à travers des pays sauvages où, le soleil couché, on ne rencontre plus une âme».


Les scènes nocturnes sont aussi nombreuses dans Le Journal d’un curé de campagne. Le curé de Torcy y exprime d’ailleurs très clairement la théologie bernanosienne de la nuit : «Faites de l’ordre à longueur du jour. Faites de l’ordre en pensant que le désordre va l’emporter encore le lendemain parce qu’il est justement dans l’ordre, hélas ! que la nuit fiche en l’air votre travail de la veille — la nuit appartient au diable.»


Dès les premières lignes de la Nouvelle histoire de Mouchette, on est également plongé au cœur de la nuit : «…où l’obscurité ne permet plus de distinguer aucun visage, où les voix seules montent des ténèbres, perdant leur accent familier, en découvrent un autre, se trahissent.» Pour Mouchette, cette profonde nuit est celle d’une douleur ultime et solitaire : «La nuit est si épaisse qu’elle s’y sent comme derrière un mur.»


Dans Monsieur Ouine , le dernier roman de Bernanos, peut-être le plus difficile à lire, mais probablement le plus fort, la nuit engloutit le monde. «La nuit est noire», insiste le romancier, plus noire que jamais. Nuit réelle, «nuit close», dans laquelle se déchaîne le délire homicide de l’homme, nuit figurée, nuit métaphysique d’où est absente toute joie : «L’heure vient où sur les ruines de ce qui reste encore de l’ancien ordre chrétien, le nouvel ordre va naître qui sera réellement l’ordre du Monde, l’ordre du Prince du Monde, du Prince dont le royaume est en ce monde.» Ouine déteste la lumière : «Depuis des années — toujours — assurément depuis les premières atteintes du mal qui le dévore, il redoute le matin. (…) Car le matin semble l’exclure dédaigneusement de la vie, le rejeter avec les morts. Il le hait.» Il avoue d’ailleurs «jouir» du déclin du jour.


Ainsi dans ses huit romans, Bernanos choisit-il l’encre noire de la nuit. Un choix que laissait déjà deviner une nouvelle rédigée avant la publication de Sous le Soleil de Satan en 1926 et justement appelée Une Nuit. Pourquoi la nuit ? Parce qu’elle est à la fois le lieu du mensonge et de la dissimulation et celui de la foi et de l’espérance. Qu’il s’agisse de débauche ou de sainteté, c’est toujours dans la nuit que se joue le tragique mystère du salut. Bernanos retient la nuit à la manière des Évangiles.


Il n’est en effet pas indifférent que le Christ soit né au cours d’une nuit, «lumière [qui] luit dans les ténèbres» et que «les ténèbres n’ont point comprise», comme l’écrit saint Jean. Plusieurs paraboles évoquent la nuit, notamment celle des dix vierges. Au mont des Oliviers, c’est au cours d’une nuit que le Christ affronte la tentation du désespoir et qu’Il confie sa tristesse à ses disciples incapables de veiller. Le lendemain, lorsqu’Il rend son dernier souffle sur la Croix, le soleil est obscurci et l’obscurité engloutit à nouveau le monde.


C’est ce drame de la lutte entre la lumière et les ténèbres que Bernanos veut manifester en plongeant ses pauvres prêtes et ses jeunes filles traquées par le Diable au-delà du jour. La nuit, les médiocres et les tièdes disparaissent, seuls demeurent les désespérés et les saints. La nuit est l’heure du péché, mais aussi celle de «l’office des réguliers» comme le rappelle le curé de Campagne. La nuit est le moment de la damnation, mais aussi celui de la communion des saints, dogme sublime dont les romans de Bernanos sont une permanente illustration.


«Qu’il y ait parmi vous des pêcheurs, explique le curé à ses paroissiens dans Monsieur Ouine, de grands pêcheurs, cela ne tire pas à conséquence, chaque paroisse a ses pêcheurs. Aussi longtemps que ma paroisse tient bon, les pêcheurs et les autres ne font qu’un grand corps où la pitié, sinon la grâce de Dieu circule, ainsi que la sève d’un arbre. Car vous aurez beau dire, mes amis, l’homme n’est pas fait pour vivre seul, ou par couple, comme les tigres ou les serpents. Hélas ! le plus modeste rassemblement d’hommes ne va pas sans beaucoup d’ordures ; et que dire des villes, des grandes villes ? Seulement, la nuit venue, la ville s’éveille, elle aspire par tous les pores l’ordure du jour qui vient de finir, elle la brasse dans ses fosses, dans ses égouts jusqu’à ce qu’elle ne soit qu’un limon qui roulera peu à peu vers la mer, dans ses immenses fleuves souterrains.»


Avec Monsieur Ouine, dont l’intrigue tourne autour du meurtre d’un petit vacher qui ne sera pas élucidé, on est véritablement dans le roman noir, dont on retrouve les thèmes majeurs : perte d’identité, solitude, culpabilité. Bernanos regardait ce livre comme «le plus grand effort de sa vie d’écrivain». «C’est ce que j’ai fait de mieux, de plus complet», assurait-il.


La composition de ce livre, qui s’étala de 1931 à 1940, lui coûta énormément. Cette peinture d’un monde qui se défait l’oppressait tellement qu’il dut l’interrompre à plusieurs reprises — notamment pour écrire Journal d’un curé de campagne qui en est le contraire absolu. Monsieur Ouine donne une image exacte d’un univers asphyxié spirituellement. C’est la peinture la plus forte qu’un écrivain ait donné de notre modernité nihiliste. Même le mal n’y produit plus son oxygène maléfique : «La dernière disgrâce de l’homme est que le mal lui-même l’ennuie.» L’âme du lecteur est en apnée comme le fut celle du romancier qui ne parlait pas, en écrivant, de calvaire pour rire. Il est rare qu’un écrivain ait le courage de se lancer dans une telle aventure, non seulement une aventure littéraire, mais aussi une aventure surnaturelle. Ce qu’écrivaient Chardonne, Morand et Giraudoux était plus reposant.


Dédaignant la taille douce très à la mode à l’époque, Bernanos emploie la manière noire, proche en cela de Céline dans le Voyage au bout de la nuit., de Giono dans Un de Baumugnes ou de Simenon dans Le bourgmestre de Furnes. Chacun à leur manière, ces romanciers ont osé explorer la part obscure du monde. Le secret, la culpabilité, le crime ne sont pas des procédés littéraires chez eux. Leur présence obéit à une nécessité. Peu importe si, comme le dit un des personnages de Monsieur Ouine, on peut avoir l’impression d’être en «plein roman policier». C’était déjà le cas avec Une ténébreuse affaire de Balzac et Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. Ainsi, c’est par un crime que s’ouvre Sous le Soleil de Satan. C’est par un meurtre et un viol que s’achève La Joie. Un Crime fut de son côté composé comme un roman de détection très classique. Un Mauvais rêve et Monsieur Ouine le sont à leur manière.


Bernanos ne pratique évidemment pas une littérature de genre. Ce sont les thèmes qui le hantent qui réclament des formes policières. La vie et la mort, le bien et le mal, le vice et la vertu trouvent une image immédiate dans les polars. En trempant sa plume dans l’encre noire, Bernanos donne une illustration sublime au drame de la damnation et compose d’authentiques polars catholiques. Pleine de secrets et de crimes, son œuvre romanesque qui nous apprend à désespérer jusqu’au bout, n’est finalement qu’une immense enquête sur le mystère du salut.


 

 

 

     
 
 
   
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