On
devrait toujours avoir à portée
de la main quelques volumes de la
Comédie humaine, longs (Louis
Lambert, Les Paysans), courts (La
messe de l’athée), connus
(Les Chouans, La Peau de chagrin),
méconnus (Un prince de la Bohème,
Le député d’Arcis),
éblouissants (Le Lys dans la
Vallée) ou déroutants
(Z. Marcas, Sarrasine).
Nul ordre, nulle méthode, nul
plan pour lire Balzac. On peut suivre
les conseils du romancier, qui proposait
de commencer par les «Scènes
de la vie privée». La
lecture de la trilogie Vautrin (Le
Père Goriot, Illusions perdues,
Splendeurs et misères de courtisanes)
permet d’atteindre rapidement
cœur de La Comédie humaine.
Mais il est permis d’ouvrir
sa propre voie dans l’œuvre
géniale. Les trois volets de
l’Histoire des Treize (Ferragus,
La Duchesse de Langeais, La Fille
aux yeux d’or), classés
par Balzac dans les «Scènes
de la vie parisienne», offrent
une entrée plus insolite mais
aussi directe.
Sur les pas de Vautrin comme sur ceux
de Ferragus et de ses compagnons,
Balzac initie son lecteur au secret
du clan, de la bande, de la conjuration.
L’homme seul, dans La Comédie
humaine, est un homme mort. Tant pis
pour le père Goriot, pour Louis
Lambert, pour Z.Marcas. Dans la société
décrite par Balzac, rien n’est
possible aux solitaires, si ce n’est
un service héroïque et
gratuit, réservé aux
hommes de loi obstinés, Chesnel
dans Le Cabinet des Antiques, Derville
dans Le Colonel Chabert, maître
Mathias dans Le Contrat de Mariage,
Popinot dans L’Interdiction.
Mais autrement, que ce soit dans le
bien ou dans le mal, il faut s’unir
pour vaincre. Mieux que les vertueux,
trop naïfs, ce sont les ambitieux,
les jouisseurs, les mystificateurs
qui le comprennent. Conscients que
«l’association à
des mondes à donner»,
ils forment les plus solides coteries.
Le couple, la famille, la fratrie,
le complot assurent le triomphe de
Jacques Collin, d’Eugène
de Rastignac, de Delphine de Nuncingen,
de Diane de Maufrigneuse, d’Henri
de Marsay, du chanoine Troubert, des
frères Keller. Tous aiment
les travestissements, les mots de
passe, les rendez-vous mystérieux.
Ils sont soudés en de ténébreuses
confréries comme les Dix Mille,
les Grands Fanandels et la Congrégation,
une maçonnerie blanche à
l’influence redoutable. Plus
puissants encore sont les Treize,
«n’admettant aucune des
idées du monde, n’en
reconnaissant aucune loi», menant
une «vie de flibustier en gants
jaunes et en carrosse (…) treize
rois inconnus, mais réellement
rois, et plus que rois, des juges
et des bourreaux qui, s’étant
fait des ailes pour parcourir la société
du haut en bas, dédaignèrent
d’y être quelque chose,
parce qu’ils y pouvaient tout.»
L’usurier Gobseck, proclamant
le pouvoir des hommes d’argent,
n’est pas moins inquiétant
: «Nous sommes dans Paris une
dizaine ainsi, tous rois silencieux
et inconnus, arbitres de vos destinés.»
En face d’eux, la vertu ne désarme
pas toujours. Mais elle doit, pour
vaincre, se donner les mêmes
moyens que le vice. Dans L’Envers
de l’Histoire contemporaine,
Madame de la Chanterie rassemble au
sein des Frères de la Consolation,
des hommes et des femmes qui ont pour
seul but le sacrifice et la charité.
César Birotteau, de son côté,
échappe à la ruine complète
grâce à la solidarité
familiale et à la solidité
de ses alliances matrimoniales. Dans
Illusions perdues, une poignée
d’esprits supérieurs,
étudiants, artistes, écrivains
unis pour résister ensemble
à la corruption parisienne,
trouvent refuge au sein du Cénacle.
Ils ont pour noms Horace Bianchon,
Léon Giraud, Joseph Bridau,
Fulgence Ridal, Meyraux, Michel Chrestien,
Daniel d’Arthez. S’il
ne forment pas une société
secrète, l’accès
à leur phalanstère n’est
pas libre. Lucien de Rubempré
doit attendre avant d’être
introduit parmi «ces personnes
unies par les plus vives sympathies,
par le sérieux de leur existence
intellectuelle», où le
monarchiste discute librement avec
le fédéraliste européen
et le chrétien échange
paisiblement ses opinions avec le
matérialiste.
La plus secrète des qualifications
de Daniel d’Arthez, le chef
de ces héros du Bien, est peut-être
le Z rebelle, cinglant, insolent de
son nom dont le romancier fait souvent
le signe de reconnaissance du plus
secret des clans. Zambinella, Zéphirine
du Guénic, l’abbé
de Vèze, Balthazar Claës,
Fritz Brunner l’affichent tous.
Chez Zéphirin Marcas, il a
encore plus de valeur : «Ne
voyez-vous pas dans la construction
du Z une allure contrariée
? ne figure-t-elle pas la zigzag aléatoire
et fantasque d’une vie tourmentée
? Quel vent a soufflé sur cette
lettre qui, dans chaque langue où
elle est admise, commande à
peine cinquante mots ?» Cette
emblème extravagant, ce chiffre
des génies, des saints, des
martyrs, c’est le Z de Balzac
!
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