On
ne lit pas saint Augustin seul. On
le lit avec Dante, Pétrarque,
Luther, Calvin, Pascal, Bossuet, Malebranche,
Rousseau, Voltaire, Chateaubriand,
Kierkegaard, Nietzsche, Husserl, Arendt.
Tous sont là, penchés
au-dessus de l’épaule
du lecteur. Leurs commentaires enthousiastes,
admiratifs, amusés, jaloux,
méchants, injustes, forment
une rumeur qui n’a pas cessé
d’enfler depuis seize siècles.
Lire saint Augustin, c’est faire
un long voyage, s’arrêter
à Francfort, Paris, Meaux,
Port-Royal, Genève, Augsbourg,
Florence, Carthage, Milan, Hippone,
partout poser les questions obsédantes
du livre XI des Confessions : «Qu’est-ce
donc que le temps ? Que faisait Dieu
avant de créer le ciel et la
terre ? Quelle idée lui a pris
de se mettre à faire quelque
chose, alors qu’auparavant il
ne faisait rien ?»
Il y a ceux qui sont émerveillés
par la manière dont Augustin
s’interroge sur l’origine,
l’essence et la procession du
temps. «En ces matières
l’époque moderne, si
orgueilleuse de son savoir, n’a
rien donné qui ait beaucoup
d’ampleur», commente Husserl.
D’autres retiennent plus volontiers
le célèbre épisode
du jardin de Milan rapporté
au livre VIII, la voix angélique
qui commande tolle, lege, «prends
et lis», la conversion dans
la lumière d’août.
«Ce fut, note Augustin, comme
une lumière de sécurité
infuse en mon cœur, dissipant
toutes les ténèbres
du doute.». Encore et toujours
le «coeur», inquietum
cor nostrum, «notre cœur
sans repos», qui revient dans
toute l’œuvre comme un
motif musical. Les jansénistes,
et après eux les romantiques,
s’en délecteront. Parmi
les nombreuses représentations
qu’a inspirées saint
Augustin, un portrait de Philippe
de Champaigne, le peintre de Port-Royal,
le montre d’ailleurs tenant
son cœur flamboyant dans la main,
illuminé par le Verbe divin.
La subtilités sur l’ordre
du cœur échapperont toujours
à ceux qui ne retiennent que
le sens trivial de la confessio. Ils
n’aperçoivent dans le
chef d’œuvre de saint Augustin
qu’une autobiographie, alors
qu’elle est d’abord une
confessio fidei, une profession de
foi, et une confessio laudis, une
louange faite à Dieu. Ces naïfs
ne veulent considérer que les
anecdotes croustillantes des livres
II et III, le vol de poires, la dissipation
de la seizième année,
le flirt dans les églises,
«la chaudière des honteuses
amours» dans laquelle plongea
Augustin à Carthage. Voltaire
ne voit que cela, un Africain débauché
«faisant un usage anticipé
de l’organe de la génération».
Le reste lui échappe. Augustin
n’est pas de sa famille. Il
ne lui pardonne pas d’avoir
«inventé» le péché
originel. Cette sottise sera souvent
reprise après lui, et par des
gens très bien. «Vieux
rhéteur», grogne Nietzsche.
«Il a vraiment fait un mal incalculable»,
s’exclame Kierkegaard.
C’est se débarrasser
un peu vite du péché
d’origine, se persuader facilement
qu’avoir le premier prononcé
le mot rendait Augustin coupable de
la chose. Pourquoi ne pas aller regarder
ce qui se passe du côté
de Platon, de cette faute d’orgueil
commise contre les dieux dont parle
Aristophane dans Le Banquet ? Ce qui
est extraordinaire, avec l’auteur
des Confessions, c’est que le
voyage auquel il invite est aussi
long en amont qu’en aval. Lire
Augustin, c’est remonter à
la source, dialoguer avec Plotin,
Cicéron, Salluste, tutoyer
Platon.
Son œuvre est un nœud, le
point de jonction entre la cité
antique et la cité de Dieu.
En lui, la vocation surnaturelle d’Athènes
épouse celle de Jérusalem.
L’an 400 au cours duquel fut
achevée la rédaction
des Confessions est un point culminant.
Jamais plus Rome et Sion ne seront
aussi proches. On peut soupçonner
les lecteurs d’Augustin d’en
avoir conçu quelque regret.
Ils n’ont pas cessé de
revenir aux Confessions pour y trouver
un lien avec la culture platonisante,
une doctrine de l’anéantissement
du mérite humain, une description
de leur inquiétude, une science
de la concupiscence, une critique
des spectacles, une chronique de l’antiquité
tardive.
Après eux, il est impossible
de dissimuler le bonheur que procure
le style des Confessions, ses développements
majestueux, ses périodes ensorcelantes,
ses phrases qu’on ne peut pas
s’empêcher de faire sonner
en latin. L’heure vient toujours
où on lit Augustin comme on
devrait lire tous les classiques,
en se retirant du monde, en faisant
taire la rumeur des siècles,
en ouvrant les Confessions comme si
elles venaient de nous arriver. Oubliés
Pascal, Voltaire, Husserl ; oubliées
les citations récitées
par cœur : amare amabam, «j’aimais
à aimer», pondus meum
amor meus, «mon poids, c’est
mon amour».
Ne subsiste plus qu’une voix,
qui hésite entre le poème
et la prière, un «je
» qui n’est pas seulement
celui de cet homme connu sous le nom
d’Aurelius Augustinus, fils
de Monique et Patricius, né
en 354 dans la province romaine de
Numidie, qui vécut à
Carthage, Rome et Milan, reçut
le baptême au cours de sa trente-troisième
année, devint prêtre
et évêque d’Hippone,
un diocèse de l’actuelle
Algérie où il mourut
en 430 après avoir composé
une œuvre immense.
Le «je » des Confessions
est un «je» universel,
il est de tous les temps. C’est
pourquoi il nous est si familier lorsqu’il
évoque l’enfance, la
violence des passions, la rugueuse
tyrannie de la chair, la mémoire,
l’origine, Dieu à la
fois intime et invisible. Il parle
à notre place lorsqu’il
dit : «Je suis devenu pour moi
terre de complexité, d’accablantes
sueurs. Car enfin, il ne s’agit
pas de scruter les espaces du ciel,
ou de mesurer les mouvements périodique
des astres, ni les principes d’équilibre
de la terre. Il s’agit de moi,
de moi qui me souviens, de mon esprit.
Que ce qui n’est pas moi soit
loin de moi, rien d’étonnant
à cela. Mais qu’y a-t-il
de plus proche de moi que moi-même
? Et voilà que je ne comprends
pas la nature de ma propre mémoire,
alors que, sans elle, je ne pourrais
même pas dire «moi»
!»
Il faut profiter d’une nouvelle
traduction des Confessions, et d’une
impeccable édition qui leur
associe des dialogues philosophiques
antérieurs, pour redécouvrir
la réelle présence d’Augustin
dans la conscience occidentale. Son
questionnement sur la liberté
et la prédestination, sur la
corruption de l’homme et la
toute puissance de la grâce
n’est pas seulement à
l’origine de ses controverses
avec les manichéens, les donatistes
et les pélagiens. Il hante
le cinéma contemporain, la
littérature contemporaine,
la métaphysique contemporaine.
Par le biais du calvinisme, il est
au cœur des romans et des films
noirs américains. Observez
les hommes : les meilleurs d’entre-eux
regardent le monde avec les yeux d’Augustin.
Biblio
Saint Augustin,
Œuvres tome I, Bibliothèque
de la Pléiade, 1998
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