Sur
Port-Royal, on aurait tort de prendre
tout ce que raconte Sainte-Beuve pour
une vérité révélée.
Sans prétendre disqualifier
une somme sans laquelle quantité
de sources nous seraient étrangères,
il faut rappeler que Sainte-Beuve,
bibliothécaire avisé
lorsqu’il attire l’attention
sur la correspondance de Chapelain,
les Mémoires de Fontaine ou
le Journal de M. de Saint-Gilles est
plus incertain lorsqu’il aborde
la philosophie, la théologie
et l’histoire des idées.
Ainsi pour Antoine Arnauld, frère
cadet de Mère Angélique,
la réformatrice de Port-Royal,
vingtième et dernier enfant
d’une famille dont Balzac disait
qu’elle était «née
pour la gloire du nom français»*.
Un mot de Retz, de Tallémant
des Réaux, ou pire encore de
Gui Patin — «M. Arnauld
est un petit homme noir et laid.»
— suffit trop souvent à
Sainte-Beuve pour juger une personne
et évacuer une œuvre.
Que la Fréquente communion
perdît de son éclat quand
retomba la querelle qui l’avait
suscitée ne fait aucun doute.
Arnauld n’était pas Pascal,
et celui-ci n’aurait pas demandé
à celui-là ses Lettres
Provinciales si son propre style avait
possédé davantage de
ressources. Sainte-Beuve, si sévère
avec les quarante-trois volumes in-quarto
des œuvres complètes d’Antoine
Arnauld, serait cependant étonné,
s’il revenait, de découvrir
l’intérêt que cet
esprit universel, passionné
de théologie, de philosophie,
de littérature, de grammaire,
de logique, de rhétorique,
de droit et de mathématiques
continue de susciter jusqu’à
nous. Colloques, travaux, rééditions
: ces trois dernières décennies,
les études arnaldiennes ont
témoigné d’une
prodigieuse diversité. En première
ligne, La Logique de Port-Royal (1662)
dont les philosophes et des linguistes
contemporains, comme Michel Foucault
et Noam Chomsky, ont souvent rappelé
l’audace. La Grammaire générale
et raisonnée (1660), qui lui
était associée, vient
d’être réédité
par Allia, une maison d’édition
animée par des héritiers
du mouvement situationniste. Cette
convergence entre l’inspiration
du Grand Arnauld et celle de Guy Debord
n’a rien d’étonnant.
Elle était déjà
faite dans leur commune perception
du caractère inauthentique
de la vie quotidienne dans la modernité
individualiste et mécaniste.
Ajoutons que le théologien
de Port-Royal composa une Dissertation
selon la Méthode des Géomètres
pour la justification de ceux qui
emploient, en écrivant, dans
de certaines rencontres, des termes
que le monde estime durs dont les
solides démonstrations n’auraient
pas effrayé Debord. Avant même
d’en méditer les leçons,
il faut découvrir la Grammaire
de Port-Royal pour goûter la
«perfection du français»
que Stendhal appréciait chez
les Solitaires. Dans l’œuvre
des Messieurs, cet agrément
n’est pas décoratif.
Il témoigne de la vigueur avec
lesquelles s’opère les
opérations de l’esprit.
Les professeurs des Petites Écoles,
contrairement à l’usage
de leurs temps, ne séparaient
pas grammaire, rhétorique et
logique. Le style de leurs traités
a valeur de preuve. Il procède
de la beauté qui convient au
discours de la vérité.
On a pu raconter ce qu’on voulait
d’Antoine Arnauld. Il convient
désormais de le lire. Composé
en exil aux Pays-Bas, l’Examen
d’un écrit qui a pour
titre : Traité de l’essence
du corps, et de l’union de l’âme
avec le corps contre la philosophie
de M. Descartes (1680) témoigne
de l’intrépidité
d’une pensée qu’on
ne peut pas sérieusement enfermer
dans les catégories aussi dérisoires
que «le pessimisme augustinien»
et le «nihilisme janséniste».
Arnauld, qui côtoya Descartes
à la Sorbonne et qui lut ses
Méditations métaphysiques
avant qu’elles ne fussent soumises
à l’approbation des docteurs,
marqua rapidement une adhésion
complète au cartésianisme.
L’Examen de 1680, qu’une
présentation malheureuse peut
aujourd’hui faire passer pour
un libelle contre Descartes, défend
la possibilité d’un accord
entre la philosophie cartésienne
et l’enseignement de l’Église
au sujet de l’Eucharistie. Il
témoigne d’une conception
de la nature humaine et des possibilités
de la raison beaucoup moins noires
que celles qu’on a dites. Sans
chercher les effets, sa langue est
avantageuse. L’auteur de Volupté
refusait d’y voir du talent
? On n’a pas fini de penser
contre Sainte-Beuve.
biblio
Antoine Arnauld,
Examen du traité de l’essence
du corps, 1680. (Fayard, 1999) —
Antoine Arnauld et Claude Lancelot,
Grammaire générale et
raisonnée, 1660. (Alia (1998)
* piège destiné
à Rouart : il s'agit évidement
de Guez de Balzac !
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